La conférence « Noir et Blanc » de Michel Pastoureau à la Villa Medicis le 26 Octobre 2017 m’a inspiré cette lettre.
Mots-clefs: Aspects pluridisciplinaires — vocabulaire — ordre des couleurs
Voici ce que j’aurais voulu dire Monsieur Pastoureau après votre conférence sur le Noir et le Blanc.
Un grand merci de nous avoir montré certaines facettes de ces deux couleurs que sont le noir et le blanc, et par là-même le côté pluridisciplinaire que relève le monde de la couleur ; merci également de nous avoir mis en garde contre tous ces livres peu recommandables qui abordent la symbolique de la couleur, je les regarderai avec un esprit critique quand ils tomberont entre mes mains.
C’est le même esprit critique qui m’amène à discuter ce que vous dites de Newton, qui, d’une part, aurait exclu le noir et blanc des couleurs et d’autre part aurait imposé un nouvel ordre des couleurs. Ne confondons pas ce que Newton a dit et ce qu’en ont compris ses contemporains ou post-contemporains. Newton n’a pas imposé un ordre aux couleurs, il a seulement proposé un ordre dans les couleurs « spectrales », les couleurs de l’arc-en-ciel, leur ordre « naturel », celui selon lequel elles se présentent dans ce phénomène optique.
Aujourd’hui, tout le monde s’entend pour dire que la « couleur » peut être décrite par trois paramètres, et donc pourrait être représentée comme un point dans un espace fini à trois dimensions. En commençant aujourd’hui votre livre « Une couleur ne vient jamais seule », je m’aperçois que je fais partie de tous ces gens qui vous agacent, en appelant couleur, ce que vous appelez « nuance » .
Quand on parle de la couleur, on devrait d’abord s’entendre sur le vocabulaire, citer des termes qu’utilisent d’autres personnes pour dire la même chose, l’important étant de savoir « de quoi l’on parle ». Même si ce que nous appelons couleur est pour vous une « nuance », vos « couleurs » peuvent également être représentées comme un tel point dans cet espace, elles seraient vues comme des « représentants » du nuage de nuances qui l’entourent.
Déjà dans un espace à deux dimensions il n’y a pas d’ordre possible. Imaginons par exemple que chaque personne présente ici dans cette salle de conférence soit une couleur, et qu’elle ait dans son voisinage des couleurs qui soient proches visuellement. Comment donneriez-vous un numéro d’ordre à chacune de telle sorte qu’elle ait comme précédente et suivante celles qui sont les plus semblables? C’est impossible! On pourrait les ordonner en commençant par la première rangée de gauche à droite, la suivante de droite à gauche et ainsi de suite pour former un long ruban. Du coup, la personne juste derrière moi dans la rangée suivante aurait un numéro plus éloigné que la personne de la même rangée, bien plus éloignée. Quelle que soit la méthode, elle ne pourra représenter un ordre satisfaisant. Par contre, on peut considérer uniquement les personnes qui sont le long du mur (celles qui n’ont pas trouvé de place assise) et les ordonner, il suffit de suivre le périmètre de la salle de conférence. C’est exactement ce que fait Newton en proposant son cercle chromatique: les couleurs spectrales forment une frontière de l’espace des couleurs, et dès lors, on peut les ordonner. En fait, pour être plus précise, les couleurs spectrales forment la majeure partie de la circonférence, « fermée » par des couleurs non-spectrales; dans l’analogie avec cette salle de conférence, les couleurs non-spectrales seraient représentées par des personnes contre le mur et qui vous verraient de dos. Aux autres on pourrait attribuer une longueur d’onde du spectre visible: si chacune d’entre elle rayonnait à son tour, elle produirait une certaine sensation colorée. Cette même sensation peut cependant être produite par des rayonnements différents. Par exemple la personne qui rayonne en rouge et la personne qui rayonne en vert produiront ensemble un rayonnement que vous ne pourriez pas distinguer de celui de la personne qui rayonne en jaune. Tous les rayonnements qui, combinés, donnent la même impression colorée, sont dits « métamères ». Certaines couleurs, dont le magenta, ne peuvent pas être produites par un rayonnement de longueur d’onde unique, c’est une couleur non-spectrale (représentée par une personne qui vous verrait de dos), on l’obtient en combinant des rayonnements du début et de la fin du spectre visible. Dès lors — contrairement à ce que vous avez affirmé — on ne peut pas dire que le physicien décrit une couleur par sa longueur d’onde; ce n’est pas que la longueur d’onde ne soit pas « pratique » pour décrire une couleur, elle ne convient tout simplement pas. En effet, la physique ne suffit pas à décrire/comprendre la couleur; celle-ci est une production de l’esprit avant d’être une abstraction. Pour qu’il y ait sensation colorée il faut qu’un rayon lumineux pénètre dans la rétine; ce dernier, après avoir traversé le cristallin, va être capté par des cellules photo-sensibles et transformé en signal nerveux, puis interprété en sensation colorée. La physique et la chimie traitent que de ce qui se passe avant d’atteindre la rétine; la biologie, la neurologie, la psychologie traitent de ce qui se passe après.
Ce point de vue sensoriel qui convoquent plusieurs sciences permet de comprendre la couleur, mais ne suffit pas à en aborder la complexité; des points de vue artistique, culturel, historique, symbolique, voire technologique sont nécessaires pour en explorer tous les contours et vous nous en avez proposé un certain nombre. Chaque spécialiste de la couleur donnera plus d’importance à l’un ou l’autre aspect suivant ses affinités et sa formation.
La couleur est par essence pluridisciplinaire et certaines affirmations ne sont sans doute valables que dans un certain contexte; les livres peu recommandables que vous citez en deviendraient-ils acceptables? Je n’en sais rien, mais je sais qu’il existe énormément de livres sur la couleur qui véhiculent des idées fausses, et pas seulement des livres traitant de la symbolique des couleurs.
Vinciane Lacroix 27 Octobre 2017