Bien que notre attention soit surtout captée par la lumière, l’ombre est un élément essentiel qui structure la scène sous nos yeux. Sans elle, le monde paraît plat, sans forme, sans rondeur. Des ombres marquées donnent une touche graphique; des ombres douces, un sentiment de légèreté, de tranquillité.
Pensez à un tableau, à une image ou même à un intérieur. Quelle est la part de l’ombre? Que vous évoque-t-elle? Souvent, l’ombre suggère le secret, le mystère; nombre d’expressions en témoignent : « laisser des éléments dans l’ombre », « se tramer dans l’ombre », etc.
Dans un jardin ou dans une ville, remarquez-vous les ombres? Massives, les sentez-vous vous écraser? Distribuées en petites touches, au contraire, les voyez-vous animer le paysage?
Mais au fait, quelle est la couleur de l’ombre? La couleur réelle ou la couleur perçue? La couleur du photographe ou celle du peintre?
Cette question, plus complexe qu’elle n’y paraît, m’incite à rédiger deux parties à ce défi. La première est consacrée à l’aspect scientifique. Mais, comme vous le lirez, même une expérience rigoureuse fait apparaître la subjectivité de notre perception.
Pour découvrir comment les artistes ont abordé ce sujet, rendez-vous au prochain article. D’ici là, faites vos propres expériences, observez les ombres, photographiez-les, trouvez-les dans l’architecture, les peintures, illustrations ou installations. Interrogez-vous sur leur impact au niveau visuel et émotionnel. Et déjà, créez — sans inspiration cette fois, mais en intégrant les connaissances ci-dessous.
Ombre propre et ombre portée
On distingue deux types d’ombre: l’ombre propre et l‘ombre portée. L’ombre propre d’un objet dénomme la partie qui n’est pas directement éclairée. Dans la plupart des cas, comme la lumière est diffuse, cette partie sera juste plus sombre.
L’ombre portée quant à elle — on devrait dire « projetée » — est la zone d’où il est impossible de voir la source lumineuse, la présence de l’objet faisant écran. L’écran est total si l’objet est parfaitement opaque, et cette zone est entièrement dans l’obscurité si la source est unique. Mais à nouveau, en présence d’une lumière blanche diffuse, l’ombre ne fait qu’assombrir le fond sur lequel elle est projetée.
C’est moins le type d’ombre (propre ou portée) que la nature de la surface qui aura une influence sur la couleur.
La couleur de l’objet
La plupart du temps, les objets diffusent la lumière incidente; plus exactement, ils absorbent une partie des rayons (sous forme de chaleur), et renvoient les autres dans toutes les directions. Toutefois, si la surface est parfaitement lisse, comme celle d’un miroir, les rayons de lumière issus de la source seront renvoyés dans une seule direction (qui dépend de l’orientation relative du rayon par rapport à la surface). On parle alors de réflexion spéculaire.
Le plus souvent les deux phénomènes se combinent. Mais la composition des lumières réfléchies diffèrent; celle qui est envoyée dans toutes les directions dépend de l’objet tandis que l’autre reproduit la couleur de la source.
La réflexion diffuse détermine ce que les peintres appellent la couleur locale de l’objet: orange pour le potimarron, rouge pour la pomme, et enfin vert pour le vase de la figure ci-dessous. Par ailleurs, la réflexion spéculaire combinée à la réflexion diffuse se marque par une tache plus claire, précisément là où la source lumineuse est réfléchie. Les artistes la traduisent en peinture par un rehaut.
Aussi la variation de couleur, via sa clarté, donne une indication de la rugosité et la courbure de la surface. De plus, elle informe de la situation de l’objet par rapport aux sources lumineuses. Dès lors, de faibles irrégularités sur une surface produisent des micro-ombres, qu’on interprétera comme une texture.
La couleur de l’ombre
Objectivement, la couleur du potimarron n’est pas la même dans la lumière et dans l’ombre. L’une est orange l’autre marron. Idem pour la pomme : à l’extrême gauche, le rouge est légèrement plus foncé; dans le rehaut il devient rosâtre, enfin dans l‘ombre propre il est brun.
Cependant une propriété reste relativement stable quelque soit l’intensité de l’éclairage: la teinte. La teinte est la « famille » à laquelle la couleur appartient. Par commodité on classe ces familles sur un disque chromatique (relisez l’article sur les complémentaires). Cet arrangement n’est ni universel ni unique: certaines familles occupent plus ou moins de place selon les modèles. Ci-dessous un disque chromatique utilisé dans le logiciel Page.
Le graphique ci-dessous montre la variation de la teinte de la pomme le long d’une courbe passant de la lumière à l’ombre propre. Si la teinte est caractérisée par l’aiguille d’une horloge, l’aiguille ne bouge que de quelques minutes sur ce parcours. À titre de comparaison, le plus grand écart de teinte possible est 30 minutes, écart entre deux teintes complémentaires (soit ici, le bleu cyan). Par ailleurs, la différence de clarté entre le rehaut et l’ombre propre, est de l’ordre de 70, alors que le plus grand écart est 100, écart entre le noir et le blanc.
Réflexions multiples
En fait, c’est plus compliqué que ça. La teinte est constante seulement si l’objet est isolé. Dans la réalité, en plus de la lumière ambiante diffuse, l’objet reçoit également des rayons réfléchis par les objets voisins. Dans la figure ci-dessous, remarquez comme l’ombre propre de la tasse blanche se colore selon la couleur locale de l’objet lui faisant face: on n’a plus affaire à un gris neutre mais à un gris rougeâtre à gauche et jaunâtre à droite.
Voilà pourquoi beaucoup de photographes s’habillent en noir; ils peuvent ainsi travailler à proximité de leur modèle sans crainte de modifier la scène: ni au niveau de la clarté, ni de la chromaticité. Le photographe Lartigue avait quant à lui opté pour le blanc: éclairé par le soleil, il envoyait une belle lumière diffuse sur ses modèles, tout en débouchant les ombres.
Les réflexions multiples sont très fréquentes et peuvent radicalement transformer une pièce (voir par exemple les conseils pour la décoration intérieure dans le document à télécharger). C’est aussi la raison pour laquelle vous avez intérêt à bien choisir les couleurs des vêtements portés près du visage: les rayons réfléchis se combineront au teint de votre peau, pour le meilleur ou pour le pire.
Lumières colorées
Et si la lumière est colorée? Le raisonnement est identique. Evidemment l’objet aura une autre apparence et, en général, selon la lumière incidente, présentera une couleur différente de sa couleur propre, celle qu’il arbore en lumière du jour. Néanmoins, dans l’ombre comme dans la lumière — à l’exception du rehaut —, la teinte restera relativement constante, comme dans l’expérience décrite plus haut. Et, de manière similaire, cette teinte sera influencée par les réflexions des objets voisins.
Et pourtant, ce n’est pas ce que l’on perçoit. Observez la figure ci-dessous. On peut déjà déduire le nombre de spots en notant la présence de deux ombres. En effet, un spot rouge et un spot blanc éclairent la pince à linge. En vous basant sur la teinte, pouvez-vous deviner quel spot est responsable de l’ombre de droite? Indéniablement elle est rouge, et même plus rouge que le fond. Donc elle doit recevoir plus de lumière du spot rouge. Dès lors elle doit résulter d’un écran pour le spot blanc, qui est responsable de la dilution du rouge sur le fond blanc. Le schéma de l’installation confirme cette déduction (voir plus bas).
Et l’ombre de gauche? Pour ma part, elle n’est certainement pas neutre, elle me semble d’un gris tirant vers le bleu-vert. Et pour vous?
Induction chromatique
D’où vient cette nuance bleu-vert? Le schéma de l’expérience indique qu’elle appartient à l’ombre portée de la pince éclairée par le spot rouge. La pince à linge empêche donc la lumière rouge d’atteindre le fond; l’ombre de gauche n’est dès lors éclairée que par le spot de lumière blanche et par la lumière ambiante. Elle devrait donc être neutre ou légèrement teintée de rouge.
De fait, quand on prélève la couleur sur l’ombre de gauche, elle est bien grise, pas tout à fait neutre, mais certainement pas bleu-vert. C’est notre vision qui induit la modification de teinte.
Benjamin Thompson a été le premier à noter cette illusion d’optique produite par les lumières colorées. Chevreul a appelé cet effet le contraste simultané, mais le terme contraste induit me semble plus approprié. Une couleur — surtout si elle est intense — induit la teinte complémentaire sur sa voisine. Les gris sont particulièrement sensibles à l’induction chromatique. Dans le cas présent, le fond très rouge induit sur le gris de l‘ombre portée sa teinte complémentaire, soit un bleu-vert (cyan).
Pour en savoir plus sur les ombres colorées, lisez l’excellent article sur le site 123couleurs.fr.
Ombres en plein air
En plein air, les ombres prennent-elles aussi la teinte de la surface sur laquelle elles sont projetées?
Mais d’abord d’où vient l’éclairage naturel? Du soleil direz-vous, mais pas seulement.
La couleur de la lumière naturelle
Avant d’entrer dans l’atmosphère, la lumière du soleil est blanche (voir cet article ), car elle est constituée de manière égale de l’ensemble des rayons du spectre visible. Quand les photons entrent en collision avec les particules de l’atmosphère, ils sont déviés de leur trajectoire, et ce d’autant plus que leur longueur d’onde est courte. Les nuages quant à eux sont constitués de plus grosses particules qui diffusent tous les rayons de la même manière, ils nous apparaissent donc blancs.
Plus le soleil est bas sur l’horizon, plus la couche d’atmosphère à traverser est importante, et donc plus les collisions se multiplient. Dans la lumière directe ne resteront que les rayons de hautes longueur d’onde. Voilà pourquoi les couchers de soleil sont rougeoyants.
En simplifiant on peut dire qu’en plein jour, la lumière directe, envoyée dans une direction unique, est jaune tandis que la lumière indirecte, envoyée dans toutes les directions, est bleutée. D’où la couleur bleue du ciel.
Pour qualifier cette différence de teinte, on parle volontiers de lumière chaude (si elle paraît plus jaune) ou froide (si elle semble bleutée).
Pour connaître approximativement la couleur d’une source lumineuse il suffit d’évaluer la distribution respective des rayons dans trois zones du spectre visible: les courtes, les moyennes et les longues longueurs d’onde. La première est responsable de l’impression de bleu, la deuxième de vert et la troisième de rouge. À l’instar des couleurs RVB de l’écran de l’ordinateur, leur combinaison produit la perception colorée.
La couleur de l’ombre à l’extérieur
Ainsi, un objet isolé éclairé par le soleil reçoit directement une lumière chaude et, indirectement, une lumière froide. L’ombre faisant écran au soleil, seule la composante plus bleutée de la lumière s’y manifeste. Ainsi les surfaces à l’ombre reçoivent plus de rayons de courte longueur d’onde.
Cet effet est renforcé par notre perception. Le mur ci-dessous, d’un blanc jaunâtre, est éclairé par une lumière matinale d’hiver.
Ici, bien qu’elle soit d’un gris relativement neutre (carré à l’extrême gauche), l’ombre de la rampe nous paraît bleutée, par l’induction chromatique produite par la couleur du mur (deuxième carré). Par ailleurs, cette teinte bleutée est bien réelle sur l’ombre de l’escalier sur la pierre bleue (troisième carré), effet renforcé par l’induction chromatique. À titre de comparaison, le carré situé à l’extrême droite est pratiquement neutre.
Objets translucides
Dans les sous-bois la lumière diffuse n’est pas bleutée car elle dépend également de la couleur de la lumière filtrée par les feuilles. En effet, les feuilles ne sont pas tout à fait opaques, et si elles laissent passer certaines longueurs d’onde au profit d’autres, la lumière sera colorée. Ainsi l’ombre portée d’une feuille dépendra non seulement de la surface sur laquelle elle se projette mais aussi de la lumière que la feuille laisse filtrer. Cependant, sous le feuillage, notre vision s’adapte et corrige la dominante, si bien qu’à moins d’y prêter attention, on est peu sensible à ce changement de teinte.
En conclusion
Pour connaître la couleur réelle de l’ombre, observez-là au travers un trou réalisé dans un carton neutre pour l’isoler du contexte.
Mais pour la comprendre, il faut d’abord identifier les sources de lumière qui l’éclairent. L’éclairage peut être direct ou indirect.
Dans le cas d’une source unique de lumière, l’ombre ne sera éclairée que par la lumière diffuse. Dans le cas contraire, chaque source produira une ombre de l’objet, elle-même éclairée par un certaines autres sources lumineuses, selon leur agencement, ainsi que par la lumière ambiante.
La couleur propre des objets isolés éclairés par une lumière blanche ainsi que les ombres portées d’objets opaques est juste sombre que la couleur de l’objet, la teinte restant pratiquement constante. Cependant, dès que l’objet est entouré, sa surface est éclairée indirectement par les rayons réfléchis par les objets voisins.
En extérieur, à ciel ouvert, la lumière directe est plus ou moins jaune, orangée ou rouge selon la position du soleil et des couches d’atmosphère à traverser. La lumière diffuse, quant à elle, aura la teinte de sa complémentaire puisque toutes deux combinées donnent la lumière blanche du soleil.
Comme à l’intérieur, les objets projettent les uns sur les autres des rayons colorés, modulant ainsi la couleur de leurs surfaces respectives.
Les objets filtrant la lumière, comme le font les feuilles d’un sous-bois, compliquent encore le problème.
Mais quelque soit la complexité de la scène, la couleur perçue sera différente de la couleur réelle en raison de l’induction chromatique. Une couleur a en effet tendance à projeter sur sa voisine sa teinte complémentaire. Les gris (et donc les ombres) sont particulièrement influençables.
À vous de jouer
Beaucoup d’artistes contemporains ou non ont une connaissance intuitive des phénomènes cités plus haut. Sur cette base les choix créatifs sont multiples; on peut vouloir les accentuer, les annuler, les modifier pour une écriture personnelle, pour transmettre une émotion ou un message.
À votre tour, soyez attentifs à toutes les ombres qui vous entourent. Observez-les. Photographiez-les. Isolez-les de leur contexte pour mesurer comme leur teinte varie selon la couleur avoisinante. Voyez comment des objets colorés modifient la teinte des surfaces qui les jouxtent. Dessinez, peignez des ombres. Prenez des tissus transparents ou des papiers colorés pour modifier la couleur de votre éclairage. Et surtout, amusez-vous!
Quelle couleur d’ombre sur un vase blanc à fleurs bleues outre-mer ?
Pour connaître la couleur de l’ombre, que ce soit sur un vase blanc à fleurs bleues outre-mer ou sur n’importe quel objet coloré, ce sera en première approximation une couleur qui a exactement la même teinte mais dont la valeur sera réduite: sur le vase blanc (un blanc neutre) cela sera un gris, sur les fleursbleu outre-mer, le même bleu plus foncé. Cependant, l’ombre montre seulement que la source lumineuse est cachée, dès lors, vous devez voir tout ce qui est autour de votre vase et qui est susceptible d’envoyer des rayons lumineux (soit réfléchis, soit diffusés) sur la partie ombragée. Par exemple si le vase est à l’ombre dehors sous un ciel bleu, le gris de l’ombre sur le vase sera un peu bleuté, et sur les fleurs, l’effet peut également se marquer. Si par contre il y a des objets colorés et éclairés à proximité, ce sont eux qui enverront des touches de leur propre couleur sur le vase, y compris dans l’ombre projetée . J’espère vous avoir été utile.