Cet article participe à un nouveau carnaval d’articles: « Ce que voyager a changé dans ma vie ». Il est organisé par Marion Geyres du blog « Entreprendre et voyager ».
Chaque voyage est l’occasion de se plonger dans un univers coloré. Certains lieux ont une identité graphique ou chromatique très forte: Jodhpur en Inde est bleue, Burano près de Venise est flashy, Toulouse est rose. Pour la styliste Anne Élisabeth, Paris est grise et blanc-craie; Londres est acier et gris bleu; Lisbonne, ocre.
Connaître la couleur des lieux changerait-il la vie? Sans doute pas, mais la chercher, la ressentir, la qualifier, probablement.
Dans les voyages je cherche la beauté. Je la trouve dans la nature, les paysages, la ville, la lumière.
Qui capte mieux l’essence de la beauté sinon les artistes, qu’ils soient du cru ou non? Dès lors, mes voyages passent toujours par un Musée d’Art, une exposition ou une galerie. Avec un carnet de croquis, un appareil photo ou plus récemment un téléphone ou une tablette graphique, je m’imprègne de l’atmosphère et note mes impressions,… ou celles des autres. Longtemps j’ai rassemblé ces images dans un agenda annuel. Lors de diverses rencontres, elles étaient le point de départ d’un échange.
Cet article est une invitation à voyager pour nourrir son imagination, varier sa palette et confronter sa vision à celles des autres.
Avant d’aborder mes voyages, voyons en quoi le voyage a été primordial pour certains peintres grands coloristes.
Peintres voyageurs
J’adore voyager. Enfant, mon horizon se limitait à la Belgique, et pour les vacances, à un hôtel famille nombreuse à la mer du nord. Mais pour les études, nous avions droit au meilleur, dans la limite du budget familial: à 14 ans j’ai découvert l’Angleterre lors d’un séjour linguistique. À Londres, deux révélations: la peinture de Turner et les estampes japonaises. Aucun souvenir par contre des cours d’anglais.
William Turner
Chaque été, William Turner (1775-1851) s’envole pour six ou sept semaines. D’abord ses voyages le mènent près de chez lui, en Angleterre, au Pays de Galles et en Cornouaille, voire en Écosse. Puis, fasciné par les fleuves, il parcourt l’Europe; il peint les paysages du Rhin, de la Meuse et la Moselle. Ainsi sillonne-t-il l’Allemagne, la France, la Belgique, le Luxembourg, la Suisse, les Pays-Bas, l’Empire d’Autriche et bien sûr l’Italie.
Pour le peintre romantique, ces voyages sont l’occasion de vivre et retranscrire des émotions fortes: gouffres vertigineux, orages, tempêtes, etc. Tout ce matériel est recyclé lors de son travail à l’atelier, en hiver, et nourrira sa peinture et ses gravures. À l’instar des jeunes aristocrates européens de l’époque, il fait ainsi son « grand tour » mais en solitaire, ses carnets de croquis et d’aquarelle à la main. Il en lèguera 300 à sa mort.
Ces quelques aquarelles laissées par Turner vous convaincront de la formidable source d’inspiration que les voyages lui prodiguaient.
Eugène Delacroix
Le peintre Eugène Delacroix (1798-1863) est particulièrement marqué par un voyage en Afrique du Nord. Il est fasciné par les paysages, l’architecture; il s’intéresse aux populations, à leur art de vivre, leurs costumes, leurs moeurs. Le peintre prend des notes, réalise des dessins et aquarelles, remplissant sept carnets de voyage où il décrit ce qu’il découvre. Il n’aura de cesse de puiser dans ses souvenirs pour la réalisation de ses peintures. Ce voyage aura été fondamental pour sa technique et son style.
Vincent Van Gogh
Imaginez les couleurs des peintures de Van Gogh (1853-1890) s’il n’avait pas entrepris de voyager vers le sud. Serait-il resté dans les tons sombres et tristes de ces mangeurs de pommes de terre? En tout cas, le contraste entre les deux tableaux ci-dessous parle mieux que moi de l’influence qu’a eu une autre lumière sur sa peinture. Et cette lumière, c’est en voyageant qu’il la trouve.
Paul Gauguin
Parti pour Tahiti en 1891, Paul Gauguin (1848-1903) était à la recherche d’un art simple et d’une vie débarrassée de l’influence de la civilisation. Il écrit dans son journal « Noa Noa » y avoir retrouvé la facilité du choix des couleurs: « Venant d’Europe, j’étais toujours incertain d’une couleur, cherchant midi à quatorze heures: cela était cependant si simple de mettre sur ma toile un rouge et un bleu ». Il peint à Tahiti des tableaux de toute beauté. Il écrira par ailleurs que ces voyages lointains lui ont permis de se trouver lui-même.
Nicolas de Staël
De Sicile, Nicolas de Staël (1914-1955) reviendra transformé. Parti avec sa famille sans matériel pour peindre, il prend des notes, remplit des carnets de dessins qu’il réalise au feutre. L’année suivante il produit cette série de tableaux intitulée « Agrigente », du nom de cette région sicilienne qui l’a tant marqué. Son style, à la limite entre la figuration et l’abstraction, y prend sa source.
Et les autres
Je pourrais encore citer Henri Matisse (1869-1964) qui, en 1898, découvre à Londres en voyage de noces les oeuvres de Turner (tiens, tiens!). D’autres voyages entre 1906 et 1913 l’influenceront profondément. D’Andalousie, du Maroc, d’Algérie, il captera les couleurs, se souviendra et ramènera des étoffes, s’inspirera des arabesques et des carreaux de faïence. Dans les intérieurs qu’il peint, ses souvenirs de voyage sont plus que des éléments décoratifs. Ses modèles, habillées des tissus trouvés au cours de ses périples, sont originaires du monde entier. Ça en dit long sur son amour du voyage et sur leur impact dans sa peinture.
Vous connaissez l’un ou l’autre peintre dont la force nouvelle trouve son origine dans un voyage? N’hésitez pas à le partager en commentaire ci-dessous.
Votre propre sensibilité artistique a-t-elle été transformée par des voyages? En tout cas, la mienne l’a été et l’est toujours.
Mon premier vrai voyage
À 19 ans, j’ai mis toutes mes économies dans un voyage en Afrique. Rien de tel pour repenser son sytème de valeurs, perdre sa naïveté et réaliser où se loge le plaisir de son confort quotidien.
Au Sénégal, la nature dans sa beauté et sa violence m’a profondément marquée.
L’écume fluorescente des vagues à la plage de Malika par une nuit de pleine lune est encore présente dans ma mémoire. Les silhouettes lointaines des huttes du village sous la lumière stroboscopique des éclairs d’un violent orage le sont aussi. Fin de soirée, nous étions partis explorer les marais avoisinants. Nous évitions les eaux stagnantes peuplées de vers amateurs de pieds nus. Un orage a soudain plongé le paysage dans un noir profond. Du village endormi, aucune lueur ne perçait. Seuls les éclairs qui en dessinaient les contours nous permettaient d’évaluer la distance encore à parcourir. Le chemin à travers tout s’imposait, qu’il soit infesté ou non.
Ma peau se souvient aussi d’une chaleur accablante. Immobilisés sur une pirogue dont le moteur venait de rendre l’âme, nous attendions. Notre guide secouait désespérément la mécanique dans l’espoir de redonner vie à l’engin. Combien de temps s’est-il écoulé avant que je ne propose de casser les bancs de la pirogue pour en faire des rames? L’île de notre destination était visible, mais il nous fallut des heures pour l’atteindre. Une fois sur le rivage, nous nous sommes jetés dans les bras des soeurs qui, inquiètes, nous attendaient. Qui aurait dit qu’une nuit au couvent eut été si salvatrice, même pour les plus anti-religieux d’entre nous?
Un séjour aux États-Unis
Plus qu’un voyage, c’était un séjour de 16 mois aux Etats-Unis.
Une bourse d’étude pour réaliser une maîtrise en « Computer ans Systems Engineering »: le rêve! Bon, la ville de Troy, située entre New York et Montréal, n’avait rien de charmant. Les études étaient exigeantes, surtout étant donné ma formation en physique, sans cours de base d’ingénieur ni d’informatique.
Mais les contacts avec les étudiants de tous les pays, surtout les Indiens, les Turcs, un Néerlandais, des Iraniennes et quelques Américains, tous aussi brillants les uns que les autres, étaient passionnants. Aussi, forcé de cohabiter avec d’autres pour des raisons économiques, on relativise. On accepte d’être réveillé au petit matin par une lourde odeur de riz épicé et de voir un colocataire se brosser les dents dans le salon. Ce n’est pas l’essentiel.
Pendant les vacances scolaires, je me suis régalée de visites dans les Musées d’Art de New York, Philadelphie, Washington, Chicago et Boston. Scotchée par les tableaux d’Edward Hoper (1882-1967) que je ne connaissais qu’en reproduction. Fascinée par la série « Ocean Park » de Richard Diebenkorn (1922-1993), peu connu hors des USA à l’époque. Et enfin ravie de voir « en vrai » des tableaux de nombreux peintres que j’admirais, dont Lyonel Feininger (1871-1956).
Et tous les autres
Dans ma carrière de chercheur qui a suivi, j’ai eu beaucoup d’occasions de voyager. Au début, c’était surtout pour présenter mes travaux, une ou deux fois par an. Plus tard, toute sorte de réunions, séminaires et voyage d’études ont fini par remplir mon agenda. Résultat: plusieurs voyages par mois.
Je combinais toujours mes vacances annuelles avec ces destinations. La conférencière passait de l’hôtel trois étoiles à une chambre d’hôte au confort minimum pour baroudeurs fauchés.
Quant aux voyages-éclair, je ne pouvais les concevoir sans un après-midi, une journée, ou encore un week-end pour flâner. Toujours au programme une ballade dans la ville, une visite d’exposition ou un Musée d’art.
Comme Alain de Botton dans « l’Art du voyage », tout me semble source de poésie et d’émerveillement. Même les publicités et les espaces dans les aéroports ont pour moi un charme certain. On y découvre un mélange de culture locale et de mondialisation propice à la réflexion.
Parfois ces voyages professionnels m’inspiraient une escapade à programmer pour des vacances. La lecture du « routard », du « lonely planet » ou du « rough guide », donnaient de nouvelles pistes. C’est ainsi que j’ai découvert les îles Lofoten, au large de la Norvège.
Les îles Lofoten
Au mois de juin le soleil ne se couche pas aux îles Lofoten. Des montagnes descendent à pic au bord de l’eau et des petits villages de pêcheurs s’égrènent sur des routes peu fréquentées. Pour les premiers jours j’avais loué un « Robu », une petite cabane sur pilotis qu’occupent les pêcheurs en hiver, quand des bancs de poissons particulièrement abondants suivent les eaux chaudes du Gulf Stream. Un vélo était disponible au locataire. Impossible de dormir dans ce lieu idyllique; inimaginable de rester en place et simplement jouir du paysage. Il fallait tout voir, tout parcourir, tout embrasser. Au bout de sept jours à ce régime, j’ai craqué, je crois avoir dormi vingt deux heures d’affilée à la petite pension que j’avais réservée pour la suite du voyage.
La petite ville de Svolvær compte un Musée d’art et plusieurs galeries. Les gravures sur bois de Lars Lerin et de Lars-Rik Karlsen m’ont particulièrement impressionnée.
Ce voyage a été une révélation: la photographie est trop proche de la réalité et la réalité ne m’intéresse pas. J’avais un appareil argentique car le numérique n’était pas encore de qualité suffisante. Les photos que j’avais prises, découvertes à mon retour, collaient à la réalité. Les gravures, quant à elles, étaient beaucoup plus proches de mon ressenti. Klee dit d’ailleurs: « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ».
A la rentrée, je m’inscrivais dans un atelier de gravure.
Par la suite, j’ai quand même repris mon appareil photo mais avec la conscience et la volonté de ne pas m’attacher à la réalité.
L’Inde
Quel est le pays de la couleur par excellence? L’Inde évidemment.
La conférence avait lieu à Calcutta, que je voulais absolument découvrir. Je ne sais plus comment je suis arrivée à sortir de la ville sans carte, avec un vélo loué, pour aller à la découverte d’un petit village connu pour ses peintures décoratives. Et encore moins en revenir vivante tant ces routes sont dangereuses.
Après une étape à l’ouest de Calcutta, mon périple continuait vers Varanasi. Le voyage en train de plus de 10 heures est une expérience en soi. Le paysage défile, l’atmosphère est conviviale. Des petits vendeurs circulent dans le wagon et proposent une cuisine savoureuse. Dans mon compartiment, un jeune homme occidental, grand connaisseur de l’Inde me parle de son expérience de voyageur. Varanasi, anciennement Bénarès, commence à prendre forme dans mon imagination.
En conclusion
Alors que je voyageais le plus souvent seule, je n’ai jamais souffert de solitude, sauf peut-être au moment des repas.
En voyage on rencontre toujours des gens intéressants, et la rencontre est d’autant plus facile qu’on voyage en solitaire. Évidemment, parfois on a des mauvaises surprises. Mais on en rit plus tard, si on a pris garde d’avoir son intuition toujours en éveil et surtout, si on l’a écoutée pour éviter de mauvais plans.
Tous ces voyages ont été des sources d’émerveillement, autant pour ce que j’ai vu de la réalité que pour les oeuvres que j’y ai découvertes, car rien ne vaut l’émotion devant un vrai tableau.
Lors de votre prochain voyage, prenez des carnets pour noter vos impressions. N’ayez crainte de partir avec peu de matériel; comme vous l’avez lu ici, les contraintes sont source de créativité.
Partagez ci-dessous votre expérience du voyage dans vos recherches de couleurs, les peintres voyageurs dont vous admirez le travail. Et surtout, partez à la découverte du beau, même si on vous dit que c’est ringard. Tout le plaisir sera pour vous.
Waouh j’ai adoré ton article 🙂 !! Bravo !! Super intéressant, illustré, varié, original et on a beaucoup de destinations/points en commun j’adore ! Encore un grand merci pour ta participation à mon carnaval et au plaisir d’échanger !
Merci Marion de ton commentaire! Ravie que tu aies apprécié!
J’avais lu tout d’abord ton article sur la couleur « gris » et j’ai été assez surprise de voir la richesse de ton sujet.
En parcourant ton blog , je tombe sur cet article toujours avec la même richesse de rédaction et d’idées et découvre que nous avons quelques points communs : l’amour des voyages, celui de l’importance de la couleur dans la vie et je constate aussi ton côté artiste, tes croquis sont très intéressants.As tu fait de tes voyages des carnets, tu as une » écriture » captivante qui colle très bien au récit de carnets et dernier point commun la photo.Tu as connu comme moi l’argentique et effectivement en ce temps là le nombre de photos étaient limités et nous les conservions précieusement dans des albums.Aujourd’hui les photos sont quasi illimitées et personnellement les albums ont disparus ou presque et quel dommage!Le carnet de voyage est une autre façon de voyager alliant dessins et photos et une autre observation.
Bravo pour ton blog.Je le suivrai avec intérêt.
Merci beaucoup Isabelle pour ton commentaire. Faire un carnet de voyage est en effet une manière de s’en imprégner encore plus; les sens sont à l’éveil, l’oeil aux aguets. Les rencontres sont aussi plus faciles, on peut échanger sur base d’un croquis. Enfin, le voyage ne laisse pas qu’une trace matérielle qu’on aura plaisir à retrouver, il s’inscrit dans la mémoire avec toutes les sensations qu’on a vécues. Oui, j’en ai fait également, et mon plus grand plaisir a été d’en réaliser un en collaboration. Tu as raison, aujourd’hui on fait beaucoup de photos, mais les albums qu’on réalise sont plus professionnels: personnellement j’en fait des livres « Blurb » qui sont souvent l’occasion de faire des cadeaux (voir https://www.blurb.com/user/vincianelacr) . Je n’ai jamais fait de mélange de dessins-collages-peintures avec des photos, mais ce serait une piste à explorer.